Swansea est différente. Swansea est calme. Presque trop calme. Presque un an et pourtant tu n'arrives pas à t'y faire, et alors que tu descends la rue, une cigarette pas allumée aux lèvres (et que tu n'allumeras surement pas), tu écoutes ce drôle de silence qui contraste tant avec l'agitation des matins londoniens. Tes pensées, elles, s'égarent et se mélangent, bruyantes, elles frappent contre ton crâne, et tu donnerais n'importe quoi pour le brouhaha de la capitale, pour couvrir ce flot qui t'étouffe et te rappelle ce à quoi tu n'as pas envie de penser. Cette rencontre fortuite et cette colère grondante qu'elle a engendrée. Tu voudrais te jeter dans l'anonymat des grandes villes, n'entendre que le bruit, le flux indistinct des conversations, la hâte et l'impatience, être bousculé, changer de direction, trouver un nouvel itinéraire parce que Niklaus s'est levé trop tard ou que tu t'es disputé avec Diane et que le métro est bondé, penser, réfléchir, ne pas avoir le silence des rues de Swansea dans la trop agréable fraicheur matinale et tes pas qui connaissent si bien le chemin que tu empruntes à pieds chaque jour qu'il ne pleut pas. Peut-être même qu'à force de penser à tout ça, tu as un peu oublié Eduardo, et tu grimpes les marches du perron de l'école, remettant ta cigarette dans son paquet, l'esprit un peu plus léger à défaut d'avoir l'air de meilleure humeur.
« You did what ? » Ta mauvaise humeur revient au galop, alors que tu domines de toute ta hauteur le directeur de la compagnie qui, si fier de son embauche, ne remarque pas la colère qui commence lentement à irradier à travers toi. Pas encore. Ton ton est posé, ferme, et c’est ce calme tout relatif qui abrite tes pires éclats de rage, dans cette retenue que tu affiches et sous laquelle couve ce feu avec lequel tu ne manqueras pas de le brûler lorsque vous serez seuls dans son bureau. Tu n’as pas été habitué à ce que l’on ne te demande pas ton avis, surtout pour un événement comme l’arrivée d’un nouveau danseur. Ce n’est pas le Royal Ballet, certes, tu le sais bien et évites de retourner le couteau dans la plaie, et n’importe quel danseur serait passé sans que tu n’y trouves rien à redire, tu es ici parce que tu n’as pas d’autres choix, mais Braga ! L’image de cette tête blonde ne se sera pas éloignée longtemps de tes pensées. « … with both of you, my company is gaining so much credit… » Tu l’entends vaguement, et le pire c’est que tu ne peux pas lui donner tort. Aucun des danseurs, malgré leur mérite à vouloir donner le meilleur d’eux-mêmes, n'a le niveau du Royal Ballet, ils en sont même très loin, et tu aurais probablement apprécié de retravailler avec un athlète digne de ce nom.. si seulement c’était quelqu’un d’autre. De tous les artistes que tu as fréquentés, il faut que ce soit lui. Eddie et le souvenir vivace et douloureux de ce qui ne cesse de te hanter depuis la mort de Jarvis. Eddie qui te ressemble autant qu’il est différent de toi. Eddie et la possibilité qu’il devienne le danseur que tu n’as jamais pu devenir. Cette perle que tu voulais forger jusqu’à ce que tu veuilles la briser. Tu entres dans la pièce, indifférent à ce visage que tu connais si bien, sans lui rendre sa courtoisie. Il le savait, lors de votre rencontre. Tu aurais surement du t’en douter, mais tu étais trop aveuglé par sa présence, cette autre gifle du destin, comme si tout ce qui s’était déjà produit ne suffisait pas. Tu te passes de discours, ils se sont déjà échauffés,  alors tu lances une musique du répertoire de la saison précédente,  pour observer et t’assurer que chacun s’est maintenu pendant la pause. « Braga.. » l’interpelles-tu, sèchement, « .. try to keep up. »

Tu t’étais entretenu en allant à la salle de sport régulièrement ; deux à trois fois par semaines, mais danser n’a rien à voir avec les pompes ou les tapis roulants. Maintenant que te voilà de retour dans les studios, avec les miroirs, les barres, avec cette musique qui te donne la cadence et guide tes pas, tes moindres gestes, tu te sens revivre. Qu’importe si tu vas devoir bosser deux fois plus dur que les autres, parce qu’eux ne sont pas arrêtés pendant un an, ils n’ont pas ce retard à rattraper. Même cette pensée ne parvient pas à entamer ton moral et ta détermination. Tu savais, lorsque le directeur artistique de la compagnie t’avait fait cette proposition, tu savais que ça t’amènerait à côtoyer celui qui a été, pendant tant d’années, le rêve éveillé et le pire cauchemar, celui dont tu entendait encore les reproches et le ton sec après qu’il ait quitté le Royal Ballet. Tu te forces à ne pas penser à ce temps là, à lui, celui qui était toujours là pour les autres mais qui sous la pression avait fini par se fâner, se flétrir. Tu avais mis ça sur le compte de la fatigue, des journées interminables, épuisantes, éreintantes. Tu n’avais pas vu que son déclin avait des racines bien plus profondes. Tu évacues les pensées qui pourraient te faire vaciller, parce que tes souvenirs sont une chose, mais te retrouver de nouveau face à Tobias Meinhardt, l’impitoyable, en est une autre. Il entre, le pas décidé, le visage impassible, vierge de toute expression, égal à lui-même, et tu te dis que vraiment, certaines choses ne changent pas. Tu ne vois pas comment elles pourraient changer d’ailleurs, même si t’as voulu le croire pendant un temps. Tu ricanes de ta propre naïveté. Pas un mot. Il met la musique, et les images s’animent dans ton esprit : tu revois la scène, les costumes. Tu revois les pas, tu pourrais presque voir les visages des ballerines et tu te laisses emporter par la cadence, passant en revue dans ta tête les détails sur lesquels tu avais tant travaillé. Le moment de vérité approche. – Braga… le ton sec comme autrefois t’interpelle. – Try to keep up. Tu savais qu’il n’allait pas te rater, et tu serres les dents pour garder ton calme, ta concentration. C’est une phrase toute simple, n’importe qui d’autre la prendrait comme un rappel, une remarque anodine, mais ça ne l’est pas. Pas pour toi. Pas avec votre passif. Mais tu ne veux pas lui faire le plaisir de lui montrer qu’il peut encore t’atteindre.